22 déc. 2010

Conte de lutins de père Noël inachevé

Exercice live (le temps d'une soirée) sur VosEcrits.com
Thème : Vous êtes un employé de « Pôle Nord Corporation », l'entreprise qui fabrique les jouets du père Noël, entreprise dont tout le monde ignore la localisation. Il y a une coquille sans q dans le potage (un budget annuel très très mauvais, une panne d'électricité générale, un accident dans les ateliers... à vous de voir !) et va bien falloir résoudre c't'affaire, tabarnac' ! Seulement, vous êtes un lutin.




- Plus vite, Tibli, plus vite !
- Oh c'est bon, y a pas le feu.
Ce qu'il peut être exaspérant ce Tibli, quand il s'y met.
- Mais allez, bouge, on va louper le bus ! Tiens regarde, le voilà.
- Ah.
- Allez, accélère, mais qu'est-ce qu'on se traîne !
- Oh.
Gagné, on est là à courir comme deux gros malins sur le sol verglacé, et vu la longueur de nos jambes le pari est risqué.
- Ouf ! Eh ben c'était pas gagné ! dis-je tandis que la porte du bus se referme derrière nous.
Tibli ne dit rien, feint de n'être même pas essoufflé. Mine de rien, je lui tire mon chapeau, alcoolisé comme il est.
- Mais regarde-toi, sacrebleu, tu as écumé combien de pubs de Darmstraße hier soir pour avoir l'air aussi mal luné ?
- Quatorze ?
- Un de ces jours, Tibli, tu finiras par avoir des ennuis.
- La Killkenny, c'est la meilleure. « Oh mon dieu, ils ont tué Kenny ». Ça me fait toujours marrer. Ah ah ah.
Ouais, autant causer avec une huître. La barbe.
Y a deux trolls qui causent, à côté. Je n'aime pas trop les trolls, ils font une pomme de plus que nous, et tout de suite, à la cafétéria de Pôle Nord Corp, c'est toujours eux qui passent les premiers.
J'écoute quand même, à tout hasard.
- Dis Gründsberg, t'en penses quoi de la nouvelle réforme syndicale que le cabinet central devrait promulguer après-demain ?
- Je pense que ça va semer un sacré bordel. Pour le moment, on est gagnants, mais dès que les lutins vont apprendre ça, ils vont être furax.
- En même temps, je les comprends, ils sont deux fois plus nombreux que les autres et on veut restreindre leur nombre de voix à l'assemblée...
- Ouais, mais on s'en cogne de ces nabots, c'est rien que des ouvriers de bas étage, ils savent à peine ce que signifie faire du profit, alors tu penses qu'ils comprennent quelque chose à la politique...
- Tais-toi, y en a un qui nous regarde !
Deux paires d'yeux globuleux se tournent vers moi.
- Eh ben alors, qu'est-ce qu'il a l'avorton ? Il veut un biberon sous son sapin ?
- Je suis sûr qu'il a les boules rien que de voir deux trolls lui adresser la parole.
- Regarde, je suis sûr que sa barbe va rougir tellement on le met mal à l'aise, pas vrai Müursmog ?
- Comme une petite tomate poilue, Gründsberg. Et on aime ça, nous, les tomates poilues, hein ?
- On les mange !
Mes deux trolls éclatent de rire, oh oh oh. Je suis sûr que, même si on portait des échasses, ils continueraient à nous prendre de haut. Je baisse la tête, leur montre le pompon de mon bonnet, jusqu'à ce qu'ils se désintéressent de moi. En vérité, je suis mort de trouille.
- Tibli, tu as entendu ? C'est horrible !
- Eh ?
- Non, laisse tomber.

Le bus s'arrête, on est au siège.
Toujours ce gros bâtiment en béton façon boîte à savon taille XXL, avec les deux lettres QG peintes en rouge majuscule. Il n'y aurait pas le gigantesque panneau lumineux « Père Noël & Co » coiffant la porte d'entrée, on se croirait dans une usine.
En fait, il y a une usine, mais pas seulement. Tout en haut, sur le toit, il y a un igloo, et une maison en pain d'épices. La chambre à coucher, et le salon du Père Noël. Mais aucun lutin n'y va, ça non, à moins de renoncer à son salaire trimestriel.
Pour l'heure, j'ai d'autres chats à fouetter. Si ces deux trolls disaient vrai, le bruit aura sûrement déjà circulé. Je parie que les trolls le savaient depuis des semaines. Ça va jaser, et pour cause : une grande affiche placardée dans la salle commune des lutins. Je n'aime pas cette affiche. Notre salle commune est le seul endroit vraiment accueillant du bâtiment en dessous du cinquième étage. Elle nous ressemble, toutes les tables sont basses, sculptées en chêne massif avec des motifs rococo. Au centre de la pièce, une grande cheminée en marbre aux flammes crépitantes, entourée de sucres d'orge sculptés. Et cette affiche, qui annonce une assemblée générale pour la communauté lutine, fait vraiment tache dans le paysage.
C'est Tibli qui va être content, aujourd'hui il n'avait pas vraiment la forme pour travailler.


Oh ! Oh ! Oh !

Tailli-taillault !
Un lutin compte pour un,
On ne vaut pas moins que vous,
Les trolls aux oreilles de chou,
Les gnomes au menton d'sabot,
Les elfes aux cheveux d'rideaux.
Nous avons des petites pattes,
Mais nos barbes vous épatent.
Alors ne coupez pas nos têtes,
Ou ce sera votre fête !


- Tibli, Tibli, on est foutus.
- Hein ?
- C'est la grève, Tibli, la grève ! Personne ne va au travail !
- Boarf, ça me gêne pas, moi...
- Arrête de réfléchir avec ton nombril. À mon avis, le Père Noël n'est pour rien dans tout ça, c'est impossible. D'abord, une rumeur de réforme qui court comme un abcès qui ne veut pas crever, et maintenant, les chefs syndicaux qui nous plantent là avec une chanson ridicule et nous interdisent d'aller au travail. Par Saint-Antoine le Jour J approche, une baisse de régime entraînerait une chute de la production, et qui dit chute de la production...
- Pirouette, cacahuète.
- Tibli, rameute les copains pendant que j'échafaude un plan. Par ma barbe, nous devons voir le Père Noël.
Il s'éloigne en claudiquant. Parfois, j'aimerais vraiment qu'il ne soit pas celui que l'on m'a imposé comme voisin de chambrée. Voire souvent. Sacrebleu.
Bon, réfléchissons. Les cours d'économie que j'avais chipé à une elfe un peu blonde à la cantine : le Père Noël doit être compétitif s'il veut faire du profit, pour être compétitif il faut produire, et si on ne fait pas de profit on se fait bouffer par les Chinois. Donc, cette stupide réforme ne peut pas venir de lui. En suite, se rendre dans son bureau... J'ai une idée.
- Eh machin, ça y est, j'ai ramené des copains.
- Super, Tibli !
J'avoue, je suis surpris, il n'a mis qu'un quart d'heure. Ils s'appellent Tvorik, Bilfon, Gliniluk et Pouchka. Espérons que les quatre gaillards ne sont pas aussi alcoolisés que lui.
- Eh au fait, machin, je leur ai promis que t'avais un fût d'hydromel chez toi et que tu voulais le mettre en perce, voilà voilà...
Eh ben, m'aurait étonné aussi. Peu importe !
- Écoutez, Tibli, vous tous. Il faut qu'on se rende au douzième étage.
- Alors que le service des douanes trolls te fait la peau au septième ? Ça va pas, non ?
- Exactement, Bilfon. C'est pourquoi nous n'emprunteront pas les escaliers.
- Et par où qu'on passe alors, l'ascenseur n'est pas autorisé pour les lutins ?
- Pouchka, ta question tombe à pic. Voyez-vous, l'une des centaines de milliers lettres qu'on a reçues ces derniers temps demandait une montgolfière. Une petite fille, du Danemark, particulièrement sage, qui voudrait quitter l'île de Coppenhague et aller survoler les fjords scandinaves.
- Et c'est toi qui as fabriqué cette montgolfière ?
- Bien sûr que non. Un travail aussi complexe, c'est laissé aux gnomes.
- Et comment qu'on fait, alors ?
- Facile. On s'introduit dans leurs quartiers pendant la pause déjeuner, et on casse un jouet.
- Oui ! Surtout les instruments de musique, ils détestent ça.
- Bonne idée Tvorik, on fonce !

Je dois être le seul lutin mélomane au monde. Voir Gliniluk et Tvorik massacrer une réplique de Stradivarius m'a retourné les boyaux, comme si j'étais un chat.
Cependant, le retour des gnomes fut des plus distrayants. Ces petits bonshommes pètent réellement un plomb dès que quelque chose ne va pas dans leur service. Je ne vous ferai pas un dessin, il y en a qui hurlent à la mort, d'autres qui courent en criant comme s'ils avaient le feu à leur barbe, d'autres qui se réunissent en tiquant pour discuter de qui, de pourquoi, de comment, d'autres encore qui se flinguent le nez avant de réaliser qu'on ne flingue pas grand chose avec un pistolet à billes.
Et pendant ce temps-là, on peut se faufiler ni vu ni connu dans la salle des fabrications extraordinaires. Et prendre la montgolfière sous le bras, sans que personne ne nous dise quoi que ce soit.
- Eh minute machin, comment on la gonfle, on n'a pas d'hélium ?
- Ah. Flûte.
- Attends, j'ai une idée.
Je manque laisser tomber ma charge, jamais je n'avais vu Tibli avoir une idée un lendemain de cuite. À voir la tête de Bilfon et Pouchka, eux non plus.
- On va utiliser le pouvoir de la Killkenny.
- Le pouvoir ? Quel pouvoir ?
- On va la gonfler par nos propres moyens.
J'ai d'abord pensé éclater de rire, puis hausser les épaules en jetant un regard navrant, c'était avant de m'apercevoir que les quatre acolytes sautaient de joie.
On s'est donc retrouvé dans notre salle commune, premier étage, disposant d'un balcon, à mettre en perce les packs de bière que Tibli, Gliniluk et Tvorik sortaient de nulle part. Ils buvaient comme des trous, et tous les lutins qui étaient présents se joignirent à eux. J'envisageais la possibilité d'avoir été adopté. Ce fut à Pouchka l'honneur du premier renvoi. Il se plaça sous le ballon, et éructa de toutes ses forces. Rapidement Bilfon l'imita, puis un autre lutin que je ne connaissais pas, puis Tvorik, puis un autre, puis un autre... Un chef syndical qui était de la fête s'écria « C'est la lutination en marche ! C'est la lutination en marche ! »
Je n'en croyais pas mes yeux, mais mes congénères gonflaient bel et bien la montgolfière. Très vite on la plaça sur le balcon, je pris avec moi Tibli qui, miraculeusement, paraissait encore presque lucide. Et, avant que le dernier mètre cube de bière ait été englouti, on avait décollé.

Dernière étape, adonc.
Je n'en reviens toujours pas.
On monte, on monte, on monte. On voit le paysage comme jamais avant : comment, au-delà de la montagne, il y a de vastes plaines ? Au-delà des plaines, il y a la mer ? C'est drôle de voir ça pour la première fois en étant aussi loin. Tibli a le hoquet. Tant pis, je suis le seul à profiter. À quelques mètres, un troll ouvre une fenêtre : cri de panique, mais il ne peut pas nous atteindre. Ah ah, le sentiment de puissance, ils ne s'attendaient pas à ça !
Enfin on arrive en haut. Voilà, le légendaire igloo, la mythique maison de pain d'épice. Ce serait le cadre parfait s'il n'y avait pas un trio d'immondes cheminées juste derrière.
Et s'il n'y avait pas une demi-douzaine de gardes trolls armés de hallebardes à deux pas de l'entrée : mais c'est pas possible ! Comment les trolls peuvent-ils être partout ?
- Sacrebleu, Tibli, on est foutus !
- Meuh non, relaxe, toi tu vas à droite, moi je vais à gauche, toi tu fais du bruit et ils viennent tous vers toi, et moi je vais voir le Père Noël pour lui dire ce que je pense.
- Parfait ! Donc, je vais à gauche, tu vas à droite, c'est ça ?
- Hein ?
- Je vais voir le Père Noël pendant que tu fais du bruit.
- Heu...
- T'as tout compris, impeccable ! À tout à l'heure !
- Attends, machin, avant d'y aller, faut qu'on s'en jette un p'tit dernier.
Il sort deux bouteilles deux sa poche. Il est pas vrai.
- Mais t'es pas vrai !
- Mais si, attends... Si tu bois pas, je te la mets dans ta poche.
- Si tu veux. Bon, allez, va faire ta diversion.
- Cinq sur cinq, camarade. Zou !
Pour ça je lui fais confiance, avec l'altitude, il va forcément subir les effets de l'alcool et se mettre à chanter comme une toupie, en valdinguant dans tous les sens.
Ça ne rate pas, la garde se précipite sur lui. Faudra que je songe à comment le libérer, mais ce n'est pas le moment. L'accès est libre. Et puis, l'avantage d'être un lutin, c'est que quand on n'a pas bu, on est très discret. Commençons par regarder à la fenêtre... Et là je viens de comprendre. Ce n'est pas le Père Noël qui est assis sur le grand fauteuil en ébène massif qui habituellement sert de trône au grand patron. Je fonce à l'igloo, sans me soucier si la garde m'a repéré ou pas. L'hégémonie troll doit cesser.
Il est là, le Père Noël, dans son lit, à dormir comme un gros bébé. À côté de lui, une provision de flacons. Je ne tirerai pas de conclusions hâtives. Je ne me demanderai pas si ce sont des médicaments inefficaces, ou si c'est un coup monté des trolls. Et la Mère Noël qui ne s'aperçoit de rien, mais ça rien d'étonnant, on sait dans toute l'usine qu'elle est complètement gâteuse. Il faut juste un truc pour changer ça, sans que les geôliers du Père Noël ne s'en rendent compte. Je ne peux pas briser les flacons, et si je les vide, il faut quelque chose pour remplacer... Se creuser la tête.
« Béni soit Tibli », je soupire enfin.
Pour la deuxième fois, son amour de la Killkenny va sauver la situation, je tire la petite bouteille de ma poche. On verra bien ce que ça donnera. Mais si le Père Noël se met à gonfler comme une montgolfière, c'est sûr qu'il va y avoir un coup de fouet sur la compagnie. Je ne me pose pas de question. Il faut juste que je file d'ici avant que les trolls ne s'aperçoivent de ma magouille. Et que je trouve un moyen de tirer Tibli du pétrin. Sacrebleu, ça ne va pas être un triste noël que celui-là.

26 oct. 2010

Whiskas et Roland Barthes

Exercice live (le temps d'une soirée) sur VosEcrits.com
Thème : "Le moment où je donne à manger à mes chats : 20 heures", contrainte : narration à la première personne.


20 heures. Le moment où je donne à manger à mes chats : 20 heures.

On va peut-être m'accuser de faire du bon placement, mais : Whiskas.

Oui, la pub n'a rien à faire là, mais ils refusent de manger quoi que ce soit d'autre, Whiskas sélection de viandes en sauce, Whiskas filet du pêcheur en gelée, Whiskas délices de volaille toujours en gelée...

Ils ont faim mes trois brigands, Winky, Dinky et Roland Barthes.

Je sais, on m'a toujours dit que c'était bizarre un chat qui s'appelle Roland Barthes, un ami lettré a même plaisanté un jour à ce sujet en disant : « Il aurait fallu l'appeler Socrate, car Socrate est un chat ! » mais c'est comme ça. Winky et Dinky sont deux petites jumelles blanches mouchetées, Roland Barthes est un vieux chat tout gris au poil épais.
Je ne sais pas, ce chat est spécial.
Comme d'habitude, les petites foncent droit dans leur gamelle à peine la pâtée servie, lui reste assis stoïquement, perché sur le frigo, à regarder sans ciller la nourriture se déplacer. Il attend que les filles aient fini, qu'elles commencent à se lécher, et il descend sans un bruit, finit les restes.
Oui, j'aurais peut-être dû l'appeler Socrate.
En revanche, quand je donne le lait, il est toujours le premier à se presser, mais il n'en prend que trois lampées, puis laisse les minettes s'en donner à cœur-joie.
Je ne me souviens plus pourquoi il s'appelle Roland Barthes.
Je lui demande : « Et toi, tu sais pourquoi tu t'appelles Roland Barthes ? »
Les pupilles du chat se dilate, les yeux s'écarquillent, effarés, le poil se dresse, ébouriffé.
Sans crier gare, Roland feule, toutes griffes dehors, crache du haut du frigo, tempête comme un chat furieux, un chat qu'on aurait frappé.
Puis, il se tire. Merde, la fenêtre ouverte !
Roland Barthes est dehors.
« Eh bien, où vas-tu ? Minet, reviens ! »
Je ne sais pas ce qui lui prend.
Ce soir, pour la première fois, il reste de la nourriture au fond de la gamelle.
Je me demande quel goût ça a, Whiskas.
Après tout.


Amore Loukoum

Chekib a faim.
Le long du Cours de L'Yser qu'il remonte jusqu'aux Capucins, les grommellements d'estomac mettent sa marche en musique.
Une odeur de grec-frites lui saisit les narines tandis qu'il traverse le Cours de la Marne. Chekib fouille dans sa poche voir si un billet de cinq lui permettrait de transformer l'odeur en goût. Bingo. Il s'attarde au snack, grappille un Kas en sus.
Merde, ça fera cinq euros de moins pour le cadeau de Zlabya, il se dit. Que c'est con d'avoir faim quand on a une jolie fille à combler.
Zlabya, c'est son anniversaire, et Chekib veut la faire rêver. Ouais, la faire rêver. Car Chekib est amoureux.

- - -

Zlabya est dans sa salle de bain, occupée à re-peigner pour la trentième fois ses immenses cheveux noirs. Elle est toute heureuse, car aujourd'hui elle a dix-neuf ans, aujourd'hui se doit donc d'être une journée spéciale dans sa vie.
Ça, elle l'a prévu depuis longtemps. Depuis que sa tante lui a tiré aux cartes qu'elle rencontrerait l'homme de sa vie à dix-neuf ans. Car sa tante est voyante, à cette prédiction, Zlabya y croit dur comme fer, comme un bébé antilope s'attend à finir en déjeuner quand il croise un lion.
Elle le connaît par cœur, l'homme de sa vie, par cœur et par rêve, un grand ange à la peau mate et aux yeux de loukoum qui vient enjoliver ses songes nocturnes depuis bien longtemps.
Zlabya est toujours vierge : ainsi l'a-t-elle souhaité.
Ce soir, elle est sûre, c'est pour lui qu'elle peigne ainsi ses cheveux.

- - -

Chekib pose le regard un peu partout dans le marché des Capucins. Ce n'est pas parce que Zlabya a un nom de pâtisserie au miel qu'il faut lui offrir des friandises.
Non, pour elle, il faut quelque chose d'incroyable, d'inédit, digne de tout l'amour du monde.
Zlabya, il faut la faire s'envoler.
« Avec sa peau caramel et ses yeux vanille, elle est belle comme une plume de paon », murmure Chekib.
Il chope un bout de papier par terre, mais n'a pas de crayon pour noter. Tant pis, se dit-il, de toute façon il n'aurait sûrement pas eu le courage de lui ressortir cette phrase. C'est un timide, Chekib. Pas du genre à aborder les filles dans la rue en leur disant « Hé mamazelle, t'es charmante, t'as pas un zéro six ? » comme quelques-uns de ses entre guillemets cousins aux cheveux luisant de gel, dont il se moque éperdument. Enfin, en silence, derrière leur dos. C'est un timide, Chekib.

- - -

Toujours face au miroir, Zlabya répète les poses qu'elle a soigneusement travaillées, toutes ces attitudes vues dans des magasines ou dans les films sur internet qu'elle regarde à l'abri du regard parental une fois de temps en temps pour « se renseigner », ces écarts et croisements de jambes, ces moues des lèvres, ces ports de bras toujours affublés des adjectifs « coquin », « sexy », « sensuel ». Zlabya est persuadée qu'il n'y a que comme ça qu'elle attirera un prince dans ses filets.
C'est la première fois qu'elle met du rouge à lèvres. Elle l'a bien choisi, sur conseil de sa meilleure amie, un rouge à lèvres couleur pain d'épice, qui donne à Zlabya un air de « croquez-moi » des plus appétissants. Et un mascara pour relever la verdeur des yeux en amande.
Maintenant arrive le moment délicat. Zlabya ôte son t-shirt, lorgne une seconde sa poitrine peu rebondie mais ferme et, elle espère, douce à baiser. Elle enlève aussi son jean, se retrouve en sous-vêtements, se dit qu'une femme en sous-vêtements c'est comme si elle était nue, sauf si c'est de la lingerie, car la dentelle et les résilles ça vous habille toujours un peu. Elle se sent petite oiselle, fragile, délicate, prête à être prise, désireuse d'être aimée.
À présent, il faut choisir la robe.

- - -

Ce serait comme dans un rêve de Bohême romantique, une belle table avec des bougies et une nappe rouge bordeaux, comme le vin de château qui coulerait dans les verres. Chekib ne boit pas, et peut-être que Zlabya non plus, mais peu importe, il le faut pour l'ambiance. Il faut au moins le goûter.
Des yeux vanille, le coulis d'un grand cru entre ses lèvres effleurant le cristal du verre, c'est la Zlabya de ses pensées.
Chekib a de quoi leur payer un kebab à tous les deux. Et partager un thé à la menthe avec, peut-être, une pâtisserie au miel. C'est bien mignon, mais c'est pauvre.
Il atteint Saint-Michel, c'est jour de marché. C'est aussi là que la belle habite. Trouver, vite.
Il y a de beaux keffiehs, pourpre, doré, bleu nuit ; non, elle a déjà. Un sac en cuir de chameau ou en macramé ; non, elle a déjà. Une housse de portable ; faut pas déconner non plus.
Une affichette au coin d'un réverbère lui fait brusquement de l'œil. De la taille d'un flyer, sûrement un flyer d'ailleurs, collé là par deux bouts de scotch.
« Venez vivre le rêve d'Icare », ça dit.
Un saut en parachute. Prix abordable, et puis ils font peut-être crédit.
Survoler la Gironde, tout voir de là-haut, les vignes, la Bourse, Pey Berland. Le stade Chaban-Delmas où Chekib va parfois. L'immeuble de Zlabya.
Il y a un numéro de téléphone.

- - -

Face à son four Zlabya surveille les pâtisseries qui seront bientôt prêtes : cornes de gazelle, birouates, makrouts, baklavas, sablés à la pistache et bien sûr zlabias.
Dix-sept heures quarante, les premiers invités ne devraient plus tarder à présent, vingt minutes à peine.
Zlabya se regarde une dernière fois dans le miroir, prend une inspiration profonde. Juré sur la main de Fatimah qu'elle porte au cou, la prochaine fois qu'elle regardera ce miroir, c'est une vraie femme qu'elle y verra.
On sonne à la porte. Vite, vite, et puis c'est peut-être lui ? Si c'était lui ? Vite, re-lisser une énième fois sa robe, passer un doigt mouillé sur le sourcil.
Ouvrir...
« Salut », dit Chekib.
« Euh... salut », répond Zlabya.
« Bon anniversaire ».
« Ouais, merci ».
Silence, embarras. « Faut que je me lance », se dit l'un, « Qu'est-ce qu'il me veut ? » se dit l'autre.
« Bon... alors ? »
Zlabya hésite à le laisser entrer, hésite à le regarder.
« Non, ne me prive pas te ton regard vanille... »
« Hein, qu'est-ce que t'as dit ? »
« Heu, rien, rien ! » Merde, se dit Chekib. Maintenant il faut : « Tiens, je voulais t'offrir ça ».
Il tend le flyer.
« Euh... ah, ok, merci, mais... m'offrir ça ? »
Chekib déglutit. Songe aux mots poétiques parlant de plumes d'hirondelles et d'ailes de papillon qu'il est désormais incapable de dire.
« Oui, voler, glisser dans le ciel, toi, avec toi, toi et moi... »
Si Zlabya s'était attendu à ça.
« Tu m'embrouilles... Voler... Comment ça toi et moi ? C'est quoi ce toi et moi ? »
« Eh bien, je... »
La langue de Chekib reste nouée, comme une mouette emmazoutée.
« Désolée, je... Tout cela est si précipité... C'est complètement fou ! Voler, avec toi, mais, je, enfin c'est dingue... J'attends du monde, désolée. Bye. »
Zlabya referme la porte. Pourquoi cette scène venait-elle d'avoir lieu ?
Chekib ne dit mot. Intérieurement, il pleure de rage. Pourquoi n'a-t-il rien pu lui dire ? Exprimer la flamme qu'avaient fait naître en lui ces yeux de braise au parfum de vanille ? Rien, soufflé, comme un coup de vent, une lance à incendie.
Il regarde son portable, relit le texto du type du rêve d'Icare qui confirme un saut pour deux le lendemain matin.
Il n'a pas le courage.

- - -

Les petits gâteaux de Zlabya font le bonheur de tous, en retour ses amies l'ont gâtée comme une reine d'Égypte. Le thé à la menthe et le Boulaouane coulent à flots, le narguilé du cousin Ahmed embaume la rose et le raisin. C'est une fête réussie.
On se décide à danser, baptiser la nouvelle chaîne hi-fi fraîchement déballée.
Un ami d'une pote de Zlabya l'invite à danser. Il est grand, il est brun, il a un parfum Lacoste et un jean Teddy Smith, il a dit à Zlabya qu'il adorait ses yeux vert amande.
« C'est lui ! » elle se dit.
Ce soir, Zlabya veut donner tout.

- - -

« Vous êtes tout seul, finalement ? » dit le type à Chekib.
« Oui ».
Il a la bouche serrée, les pupilles cernées, les cheveux à peine rescapés d'une bataille perdue, un bleu sur la joue gauche auto-infligé. Chekib a crevé de l'intérieur, cette nuit.
« Bon, c'est pas grave, on va vous équiper. »
Chekib monte en altitude, le corps de plume, l'esprit de plomb.
Comme une goutte d'eau qui s'évapore et n'attend que de se condenser pour retomber comme une flèche.
Le moniteur remontre les gestes, vérifie le parachute.
« Allez mon bonhomme, c'est parti ! »
Go.
Chekib fend la bise, promène sa vue sur la Garonne, sur le port de la Lune. La place Saint-Michel qu'il aime tant. Zlabya.
Chekib tombe, tombe, tombe, le vide se creuse en lui.
« Je vole... »

- - -

Zlabya a le corps encore tout frémissant.
Ses yeux qui peinent à éclore parcourent la couette. Elle regarde le sang qu'elle a perdu cette nuit, mêlé à la sueur et au foutre.
Elle regarde l'homme endormi à côté d'elle, se demande si elle est amoureuse.
Dans le jean Teddy Smith, au pied du lit, un portable vibre. L'homme ne bouge pas, Zlabya risque un œil.
Un message. Les quelques mots sont signés « chérie ».
En silence, Zlabya pleure.

20 oct. 2010

Bill, bulles, calva, tabarnac'

Exercice live (le temps d'une soirée) sur VosEcrits.com
Thème : "gaz", contraintes : 5 apocopes, 5 aphérèses


- Tabarnac'... 'chier, maudite marde !

- Oh ça va, hé ! Restez poli nom de Dieu !

- Toi ta yeule, osti !



Bill a bu. Beaucoup. Bill cuve des bulles.

Il se sent sale. D'ailleurs il est sale. Ah, maudite minette, que ne lui aurais-tu au moins laissé prendre une douche avant de le flanquer à la porte !
Bill ne sait pas ce qu'il désire le plus : un triple calva ou un bon bain chaud ? Un bain avec un calva, peut-être ? Une mousse savon Le Chat et dedans sa minette en prime, une bouteille dans chaque main ?
- Ah, la salope ! pensa Bill.
D'ailleurs sa pensée était un peu bête, si elle ne l'avait pas sacré dehors il n'aurait pas besoin de calva. Mais on est toujours un peu bête quand on a bu trop de calva, et du mauvais en plus, pas du calva normand, mais une parodie de viticulture ricaine, à l'appellation trafiquée autant que le liquide. C'est pas toujours évident de savourer un bon alcool français dans un bouge canadien.
Enfin je suppose, je ne suis jamais allé au Canada. Si c'est pour voir Bill dans cet état, ça vaut pas le coup.



La porte s'ouvre. Avec fracas : coup de pied. Un grand type ventru des bras entre avec une démarche de cowboy.

- Dis donc, blanc bec, c'est toi qui calisse ma blonde ?
Sa blonde ? Tout s'explique : la minette rôde après deux matous. Et donc, ça sent le gaz. Mais la tête de Bill est enfoncée trop profondément dans son cul pour capter.
- Eh dis donc, toi le gros niaiseux, 'stu crois ? T'crois t'm'fais peur ?
- Écoute tête de pioche, je te laisse deux secondes pour t'excuser ou je m'en vais te fesser à gros coups de jambon.
Disant ça, le type secouait vigoureusement le gras de ses bras.
Bill, dans un élan d'anti-lucidité parfaite, se rue alors sur l'homme et, d'une façon aussi improvisée qu'inadaptée, lui saute dessus comme si le simple fait de sauter allait faire de lui un champion du monde de boxe toutes catégories. Et puis sauter ça secoue, Bill s'accroche maladroitement au cou gras du gars, son estomac fait un aller-retour, il réprime un hoquet nauséeux, finalement c'est par derrière que ça sort.
- Ma parole, mais il m'a pété à la yeule ce p'tit crisse ! J'vais te faire avaler le lino moi, tu vas voir !



Bill ne voit plus rien. Il a mal a une dent, n'est pas sûr qu'elle est encore là. Tanné, le gros type a pris l'objet le plus proche, sur le bar : la bouteille de Bill. Il frappe trois coups : triple calva. Chicane, la bouteille se brise, Bill a du verre dans l'oreille, il n'entend pas le tavernier qui peste, le gros type qui éructe, une mémé qui hurle au scandale. Pogné. Il regarde autour de lui, le gros type a des santiags écarlates aux pieds, les pieds de table sont en plastoc.
Comme cette vie, c'est du toc.
Et tant pis pour le bain.

2 avr. 2010

Civet

- Allons, viens, Civet

Civet ne broncha pas.
- Obéis à maman, zou !
C'était bien sa veine.
- Allez, et plus vite que ça !

Maman, auto-proclamée génitrice de quatre ans et demie, s'appelait en réalité Claire, et était très fâchée. Elle traîna le lapin au milieu de la cuisine et réfléchit. D'une façon ou d'une autre, il méritait d'être puni, car à midi, il avait laissé tomber Claire. La mère de celle-ci, grande amatrice de carottes râpées, en avait servi copieusement : Claire détestait. Et Civet, goujat fini, n'avait pas daigné venir en aide à sa maîtresse en piteuse posture. « Pourtant, les lapins, ça aime les carottes ! » s'était dit la fillette. Pareil pour les radis, le cresson, le chou-fleur, la laitue... tous ces aliments immondes que maman, la vraie maman, servait jours après jours à la malheureuse enfant, qui n'aimait que les frites. Et forcée, toujours, de manger jusqu'au bout sous le regard creux de l'effronté Civet.
Cette fois-ci avait été celle de trop.

Claire avait son idée : Civet finirait dans le micro-ondes.
Chair sythétique en lente décomposition, des formes étranges, fondre en lambeaux de peluche.
Hissée sur une chaise, la petite fille observa attentivement, avec curiosité. Comme cette autre petite fille dans un film qui avait jeté son poisson rouge hors du bocal pour le voir s'éteindre sans un son. Voir l'existence d'un être se consumer par erreur.  

Cette après-midi, maman irait acheter un nouveau doudou. Déjà Claire s'interrogeait sur le nom du futur compagnon de jeux. Tartare ? Ratatouille ?


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