22 déc. 2010

Conte de lutins de père Noël inachevé

Exercice live (le temps d'une soirée) sur VosEcrits.com
Thème : Vous êtes un employé de « Pôle Nord Corporation », l'entreprise qui fabrique les jouets du père Noël, entreprise dont tout le monde ignore la localisation. Il y a une coquille sans q dans le potage (un budget annuel très très mauvais, une panne d'électricité générale, un accident dans les ateliers... à vous de voir !) et va bien falloir résoudre c't'affaire, tabarnac' ! Seulement, vous êtes un lutin.




- Plus vite, Tibli, plus vite !
- Oh c'est bon, y a pas le feu.
Ce qu'il peut être exaspérant ce Tibli, quand il s'y met.
- Mais allez, bouge, on va louper le bus ! Tiens regarde, le voilà.
- Ah.
- Allez, accélère, mais qu'est-ce qu'on se traîne !
- Oh.
Gagné, on est là à courir comme deux gros malins sur le sol verglacé, et vu la longueur de nos jambes le pari est risqué.
- Ouf ! Eh ben c'était pas gagné ! dis-je tandis que la porte du bus se referme derrière nous.
Tibli ne dit rien, feint de n'être même pas essoufflé. Mine de rien, je lui tire mon chapeau, alcoolisé comme il est.
- Mais regarde-toi, sacrebleu, tu as écumé combien de pubs de Darmstraße hier soir pour avoir l'air aussi mal luné ?
- Quatorze ?
- Un de ces jours, Tibli, tu finiras par avoir des ennuis.
- La Killkenny, c'est la meilleure. « Oh mon dieu, ils ont tué Kenny ». Ça me fait toujours marrer. Ah ah ah.
Ouais, autant causer avec une huître. La barbe.
Y a deux trolls qui causent, à côté. Je n'aime pas trop les trolls, ils font une pomme de plus que nous, et tout de suite, à la cafétéria de Pôle Nord Corp, c'est toujours eux qui passent les premiers.
J'écoute quand même, à tout hasard.
- Dis Gründsberg, t'en penses quoi de la nouvelle réforme syndicale que le cabinet central devrait promulguer après-demain ?
- Je pense que ça va semer un sacré bordel. Pour le moment, on est gagnants, mais dès que les lutins vont apprendre ça, ils vont être furax.
- En même temps, je les comprends, ils sont deux fois plus nombreux que les autres et on veut restreindre leur nombre de voix à l'assemblée...
- Ouais, mais on s'en cogne de ces nabots, c'est rien que des ouvriers de bas étage, ils savent à peine ce que signifie faire du profit, alors tu penses qu'ils comprennent quelque chose à la politique...
- Tais-toi, y en a un qui nous regarde !
Deux paires d'yeux globuleux se tournent vers moi.
- Eh ben alors, qu'est-ce qu'il a l'avorton ? Il veut un biberon sous son sapin ?
- Je suis sûr qu'il a les boules rien que de voir deux trolls lui adresser la parole.
- Regarde, je suis sûr que sa barbe va rougir tellement on le met mal à l'aise, pas vrai Müursmog ?
- Comme une petite tomate poilue, Gründsberg. Et on aime ça, nous, les tomates poilues, hein ?
- On les mange !
Mes deux trolls éclatent de rire, oh oh oh. Je suis sûr que, même si on portait des échasses, ils continueraient à nous prendre de haut. Je baisse la tête, leur montre le pompon de mon bonnet, jusqu'à ce qu'ils se désintéressent de moi. En vérité, je suis mort de trouille.
- Tibli, tu as entendu ? C'est horrible !
- Eh ?
- Non, laisse tomber.

Le bus s'arrête, on est au siège.
Toujours ce gros bâtiment en béton façon boîte à savon taille XXL, avec les deux lettres QG peintes en rouge majuscule. Il n'y aurait pas le gigantesque panneau lumineux « Père Noël & Co » coiffant la porte d'entrée, on se croirait dans une usine.
En fait, il y a une usine, mais pas seulement. Tout en haut, sur le toit, il y a un igloo, et une maison en pain d'épices. La chambre à coucher, et le salon du Père Noël. Mais aucun lutin n'y va, ça non, à moins de renoncer à son salaire trimestriel.
Pour l'heure, j'ai d'autres chats à fouetter. Si ces deux trolls disaient vrai, le bruit aura sûrement déjà circulé. Je parie que les trolls le savaient depuis des semaines. Ça va jaser, et pour cause : une grande affiche placardée dans la salle commune des lutins. Je n'aime pas cette affiche. Notre salle commune est le seul endroit vraiment accueillant du bâtiment en dessous du cinquième étage. Elle nous ressemble, toutes les tables sont basses, sculptées en chêne massif avec des motifs rococo. Au centre de la pièce, une grande cheminée en marbre aux flammes crépitantes, entourée de sucres d'orge sculptés. Et cette affiche, qui annonce une assemblée générale pour la communauté lutine, fait vraiment tache dans le paysage.
C'est Tibli qui va être content, aujourd'hui il n'avait pas vraiment la forme pour travailler.


Oh ! Oh ! Oh !

Tailli-taillault !
Un lutin compte pour un,
On ne vaut pas moins que vous,
Les trolls aux oreilles de chou,
Les gnomes au menton d'sabot,
Les elfes aux cheveux d'rideaux.
Nous avons des petites pattes,
Mais nos barbes vous épatent.
Alors ne coupez pas nos têtes,
Ou ce sera votre fête !


- Tibli, Tibli, on est foutus.
- Hein ?
- C'est la grève, Tibli, la grève ! Personne ne va au travail !
- Boarf, ça me gêne pas, moi...
- Arrête de réfléchir avec ton nombril. À mon avis, le Père Noël n'est pour rien dans tout ça, c'est impossible. D'abord, une rumeur de réforme qui court comme un abcès qui ne veut pas crever, et maintenant, les chefs syndicaux qui nous plantent là avec une chanson ridicule et nous interdisent d'aller au travail. Par Saint-Antoine le Jour J approche, une baisse de régime entraînerait une chute de la production, et qui dit chute de la production...
- Pirouette, cacahuète.
- Tibli, rameute les copains pendant que j'échafaude un plan. Par ma barbe, nous devons voir le Père Noël.
Il s'éloigne en claudiquant. Parfois, j'aimerais vraiment qu'il ne soit pas celui que l'on m'a imposé comme voisin de chambrée. Voire souvent. Sacrebleu.
Bon, réfléchissons. Les cours d'économie que j'avais chipé à une elfe un peu blonde à la cantine : le Père Noël doit être compétitif s'il veut faire du profit, pour être compétitif il faut produire, et si on ne fait pas de profit on se fait bouffer par les Chinois. Donc, cette stupide réforme ne peut pas venir de lui. En suite, se rendre dans son bureau... J'ai une idée.
- Eh machin, ça y est, j'ai ramené des copains.
- Super, Tibli !
J'avoue, je suis surpris, il n'a mis qu'un quart d'heure. Ils s'appellent Tvorik, Bilfon, Gliniluk et Pouchka. Espérons que les quatre gaillards ne sont pas aussi alcoolisés que lui.
- Eh au fait, machin, je leur ai promis que t'avais un fût d'hydromel chez toi et que tu voulais le mettre en perce, voilà voilà...
Eh ben, m'aurait étonné aussi. Peu importe !
- Écoutez, Tibli, vous tous. Il faut qu'on se rende au douzième étage.
- Alors que le service des douanes trolls te fait la peau au septième ? Ça va pas, non ?
- Exactement, Bilfon. C'est pourquoi nous n'emprunteront pas les escaliers.
- Et par où qu'on passe alors, l'ascenseur n'est pas autorisé pour les lutins ?
- Pouchka, ta question tombe à pic. Voyez-vous, l'une des centaines de milliers lettres qu'on a reçues ces derniers temps demandait une montgolfière. Une petite fille, du Danemark, particulièrement sage, qui voudrait quitter l'île de Coppenhague et aller survoler les fjords scandinaves.
- Et c'est toi qui as fabriqué cette montgolfière ?
- Bien sûr que non. Un travail aussi complexe, c'est laissé aux gnomes.
- Et comment qu'on fait, alors ?
- Facile. On s'introduit dans leurs quartiers pendant la pause déjeuner, et on casse un jouet.
- Oui ! Surtout les instruments de musique, ils détestent ça.
- Bonne idée Tvorik, on fonce !

Je dois être le seul lutin mélomane au monde. Voir Gliniluk et Tvorik massacrer une réplique de Stradivarius m'a retourné les boyaux, comme si j'étais un chat.
Cependant, le retour des gnomes fut des plus distrayants. Ces petits bonshommes pètent réellement un plomb dès que quelque chose ne va pas dans leur service. Je ne vous ferai pas un dessin, il y en a qui hurlent à la mort, d'autres qui courent en criant comme s'ils avaient le feu à leur barbe, d'autres qui se réunissent en tiquant pour discuter de qui, de pourquoi, de comment, d'autres encore qui se flinguent le nez avant de réaliser qu'on ne flingue pas grand chose avec un pistolet à billes.
Et pendant ce temps-là, on peut se faufiler ni vu ni connu dans la salle des fabrications extraordinaires. Et prendre la montgolfière sous le bras, sans que personne ne nous dise quoi que ce soit.
- Eh minute machin, comment on la gonfle, on n'a pas d'hélium ?
- Ah. Flûte.
- Attends, j'ai une idée.
Je manque laisser tomber ma charge, jamais je n'avais vu Tibli avoir une idée un lendemain de cuite. À voir la tête de Bilfon et Pouchka, eux non plus.
- On va utiliser le pouvoir de la Killkenny.
- Le pouvoir ? Quel pouvoir ?
- On va la gonfler par nos propres moyens.
J'ai d'abord pensé éclater de rire, puis hausser les épaules en jetant un regard navrant, c'était avant de m'apercevoir que les quatre acolytes sautaient de joie.
On s'est donc retrouvé dans notre salle commune, premier étage, disposant d'un balcon, à mettre en perce les packs de bière que Tibli, Gliniluk et Tvorik sortaient de nulle part. Ils buvaient comme des trous, et tous les lutins qui étaient présents se joignirent à eux. J'envisageais la possibilité d'avoir été adopté. Ce fut à Pouchka l'honneur du premier renvoi. Il se plaça sous le ballon, et éructa de toutes ses forces. Rapidement Bilfon l'imita, puis un autre lutin que je ne connaissais pas, puis Tvorik, puis un autre, puis un autre... Un chef syndical qui était de la fête s'écria « C'est la lutination en marche ! C'est la lutination en marche ! »
Je n'en croyais pas mes yeux, mais mes congénères gonflaient bel et bien la montgolfière. Très vite on la plaça sur le balcon, je pris avec moi Tibli qui, miraculeusement, paraissait encore presque lucide. Et, avant que le dernier mètre cube de bière ait été englouti, on avait décollé.

Dernière étape, adonc.
Je n'en reviens toujours pas.
On monte, on monte, on monte. On voit le paysage comme jamais avant : comment, au-delà de la montagne, il y a de vastes plaines ? Au-delà des plaines, il y a la mer ? C'est drôle de voir ça pour la première fois en étant aussi loin. Tibli a le hoquet. Tant pis, je suis le seul à profiter. À quelques mètres, un troll ouvre une fenêtre : cri de panique, mais il ne peut pas nous atteindre. Ah ah, le sentiment de puissance, ils ne s'attendaient pas à ça !
Enfin on arrive en haut. Voilà, le légendaire igloo, la mythique maison de pain d'épice. Ce serait le cadre parfait s'il n'y avait pas un trio d'immondes cheminées juste derrière.
Et s'il n'y avait pas une demi-douzaine de gardes trolls armés de hallebardes à deux pas de l'entrée : mais c'est pas possible ! Comment les trolls peuvent-ils être partout ?
- Sacrebleu, Tibli, on est foutus !
- Meuh non, relaxe, toi tu vas à droite, moi je vais à gauche, toi tu fais du bruit et ils viennent tous vers toi, et moi je vais voir le Père Noël pour lui dire ce que je pense.
- Parfait ! Donc, je vais à gauche, tu vas à droite, c'est ça ?
- Hein ?
- Je vais voir le Père Noël pendant que tu fais du bruit.
- Heu...
- T'as tout compris, impeccable ! À tout à l'heure !
- Attends, machin, avant d'y aller, faut qu'on s'en jette un p'tit dernier.
Il sort deux bouteilles deux sa poche. Il est pas vrai.
- Mais t'es pas vrai !
- Mais si, attends... Si tu bois pas, je te la mets dans ta poche.
- Si tu veux. Bon, allez, va faire ta diversion.
- Cinq sur cinq, camarade. Zou !
Pour ça je lui fais confiance, avec l'altitude, il va forcément subir les effets de l'alcool et se mettre à chanter comme une toupie, en valdinguant dans tous les sens.
Ça ne rate pas, la garde se précipite sur lui. Faudra que je songe à comment le libérer, mais ce n'est pas le moment. L'accès est libre. Et puis, l'avantage d'être un lutin, c'est que quand on n'a pas bu, on est très discret. Commençons par regarder à la fenêtre... Et là je viens de comprendre. Ce n'est pas le Père Noël qui est assis sur le grand fauteuil en ébène massif qui habituellement sert de trône au grand patron. Je fonce à l'igloo, sans me soucier si la garde m'a repéré ou pas. L'hégémonie troll doit cesser.
Il est là, le Père Noël, dans son lit, à dormir comme un gros bébé. À côté de lui, une provision de flacons. Je ne tirerai pas de conclusions hâtives. Je ne me demanderai pas si ce sont des médicaments inefficaces, ou si c'est un coup monté des trolls. Et la Mère Noël qui ne s'aperçoit de rien, mais ça rien d'étonnant, on sait dans toute l'usine qu'elle est complètement gâteuse. Il faut juste un truc pour changer ça, sans que les geôliers du Père Noël ne s'en rendent compte. Je ne peux pas briser les flacons, et si je les vide, il faut quelque chose pour remplacer... Se creuser la tête.
« Béni soit Tibli », je soupire enfin.
Pour la deuxième fois, son amour de la Killkenny va sauver la situation, je tire la petite bouteille de ma poche. On verra bien ce que ça donnera. Mais si le Père Noël se met à gonfler comme une montgolfière, c'est sûr qu'il va y avoir un coup de fouet sur la compagnie. Je ne me pose pas de question. Il faut juste que je file d'ici avant que les trolls ne s'aperçoivent de ma magouille. Et que je trouve un moyen de tirer Tibli du pétrin. Sacrebleu, ça ne va pas être un triste noël que celui-là.

3 commentaires:

  1. Que de péripéties pour ce petit peuple clandestin, et que d'inventivité de la part de l'auteur. On se range forcément aux côtés des lutins. Le coup de la bière pour gonfler la montgolfière, fallait y penser !
    MPO

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  2. En une soirée? les idées vont vite... J'aime bien l'allusion aux Chinois, tiens...

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    1. Merci :-) oui pour le coup j'ai eu un chouette boost sur l'inspiration.. au risque de bâcler la fin car je commençais trop sommeil. je me demande toujours si j'écrirais une suite un de ces quatre. en tout cas, faire de la Killkenny un élément clé de la narration, ce fut une grande satisfaction. ^^

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