26 oct. 2010

Whiskas et Roland Barthes

Exercice live (le temps d'une soirée) sur VosEcrits.com
Thème : "Le moment où je donne à manger à mes chats : 20 heures", contrainte : narration à la première personne.


20 heures. Le moment où je donne à manger à mes chats : 20 heures.

On va peut-être m'accuser de faire du bon placement, mais : Whiskas.

Oui, la pub n'a rien à faire là, mais ils refusent de manger quoi que ce soit d'autre, Whiskas sélection de viandes en sauce, Whiskas filet du pêcheur en gelée, Whiskas délices de volaille toujours en gelée...

Ils ont faim mes trois brigands, Winky, Dinky et Roland Barthes.

Je sais, on m'a toujours dit que c'était bizarre un chat qui s'appelle Roland Barthes, un ami lettré a même plaisanté un jour à ce sujet en disant : « Il aurait fallu l'appeler Socrate, car Socrate est un chat ! » mais c'est comme ça. Winky et Dinky sont deux petites jumelles blanches mouchetées, Roland Barthes est un vieux chat tout gris au poil épais.
Je ne sais pas, ce chat est spécial.
Comme d'habitude, les petites foncent droit dans leur gamelle à peine la pâtée servie, lui reste assis stoïquement, perché sur le frigo, à regarder sans ciller la nourriture se déplacer. Il attend que les filles aient fini, qu'elles commencent à se lécher, et il descend sans un bruit, finit les restes.
Oui, j'aurais peut-être dû l'appeler Socrate.
En revanche, quand je donne le lait, il est toujours le premier à se presser, mais il n'en prend que trois lampées, puis laisse les minettes s'en donner à cœur-joie.
Je ne me souviens plus pourquoi il s'appelle Roland Barthes.
Je lui demande : « Et toi, tu sais pourquoi tu t'appelles Roland Barthes ? »
Les pupilles du chat se dilate, les yeux s'écarquillent, effarés, le poil se dresse, ébouriffé.
Sans crier gare, Roland feule, toutes griffes dehors, crache du haut du frigo, tempête comme un chat furieux, un chat qu'on aurait frappé.
Puis, il se tire. Merde, la fenêtre ouverte !
Roland Barthes est dehors.
« Eh bien, où vas-tu ? Minet, reviens ! »
Je ne sais pas ce qui lui prend.
Ce soir, pour la première fois, il reste de la nourriture au fond de la gamelle.
Je me demande quel goût ça a, Whiskas.
Après tout.


Amore Loukoum

Chekib a faim.
Le long du Cours de L'Yser qu'il remonte jusqu'aux Capucins, les grommellements d'estomac mettent sa marche en musique.
Une odeur de grec-frites lui saisit les narines tandis qu'il traverse le Cours de la Marne. Chekib fouille dans sa poche voir si un billet de cinq lui permettrait de transformer l'odeur en goût. Bingo. Il s'attarde au snack, grappille un Kas en sus.
Merde, ça fera cinq euros de moins pour le cadeau de Zlabya, il se dit. Que c'est con d'avoir faim quand on a une jolie fille à combler.
Zlabya, c'est son anniversaire, et Chekib veut la faire rêver. Ouais, la faire rêver. Car Chekib est amoureux.

- - -

Zlabya est dans sa salle de bain, occupée à re-peigner pour la trentième fois ses immenses cheveux noirs. Elle est toute heureuse, car aujourd'hui elle a dix-neuf ans, aujourd'hui se doit donc d'être une journée spéciale dans sa vie.
Ça, elle l'a prévu depuis longtemps. Depuis que sa tante lui a tiré aux cartes qu'elle rencontrerait l'homme de sa vie à dix-neuf ans. Car sa tante est voyante, à cette prédiction, Zlabya y croit dur comme fer, comme un bébé antilope s'attend à finir en déjeuner quand il croise un lion.
Elle le connaît par cœur, l'homme de sa vie, par cœur et par rêve, un grand ange à la peau mate et aux yeux de loukoum qui vient enjoliver ses songes nocturnes depuis bien longtemps.
Zlabya est toujours vierge : ainsi l'a-t-elle souhaité.
Ce soir, elle est sûre, c'est pour lui qu'elle peigne ainsi ses cheveux.

- - -

Chekib pose le regard un peu partout dans le marché des Capucins. Ce n'est pas parce que Zlabya a un nom de pâtisserie au miel qu'il faut lui offrir des friandises.
Non, pour elle, il faut quelque chose d'incroyable, d'inédit, digne de tout l'amour du monde.
Zlabya, il faut la faire s'envoler.
« Avec sa peau caramel et ses yeux vanille, elle est belle comme une plume de paon », murmure Chekib.
Il chope un bout de papier par terre, mais n'a pas de crayon pour noter. Tant pis, se dit-il, de toute façon il n'aurait sûrement pas eu le courage de lui ressortir cette phrase. C'est un timide, Chekib. Pas du genre à aborder les filles dans la rue en leur disant « Hé mamazelle, t'es charmante, t'as pas un zéro six ? » comme quelques-uns de ses entre guillemets cousins aux cheveux luisant de gel, dont il se moque éperdument. Enfin, en silence, derrière leur dos. C'est un timide, Chekib.

- - -

Toujours face au miroir, Zlabya répète les poses qu'elle a soigneusement travaillées, toutes ces attitudes vues dans des magasines ou dans les films sur internet qu'elle regarde à l'abri du regard parental une fois de temps en temps pour « se renseigner », ces écarts et croisements de jambes, ces moues des lèvres, ces ports de bras toujours affublés des adjectifs « coquin », « sexy », « sensuel ». Zlabya est persuadée qu'il n'y a que comme ça qu'elle attirera un prince dans ses filets.
C'est la première fois qu'elle met du rouge à lèvres. Elle l'a bien choisi, sur conseil de sa meilleure amie, un rouge à lèvres couleur pain d'épice, qui donne à Zlabya un air de « croquez-moi » des plus appétissants. Et un mascara pour relever la verdeur des yeux en amande.
Maintenant arrive le moment délicat. Zlabya ôte son t-shirt, lorgne une seconde sa poitrine peu rebondie mais ferme et, elle espère, douce à baiser. Elle enlève aussi son jean, se retrouve en sous-vêtements, se dit qu'une femme en sous-vêtements c'est comme si elle était nue, sauf si c'est de la lingerie, car la dentelle et les résilles ça vous habille toujours un peu. Elle se sent petite oiselle, fragile, délicate, prête à être prise, désireuse d'être aimée.
À présent, il faut choisir la robe.

- - -

Ce serait comme dans un rêve de Bohême romantique, une belle table avec des bougies et une nappe rouge bordeaux, comme le vin de château qui coulerait dans les verres. Chekib ne boit pas, et peut-être que Zlabya non plus, mais peu importe, il le faut pour l'ambiance. Il faut au moins le goûter.
Des yeux vanille, le coulis d'un grand cru entre ses lèvres effleurant le cristal du verre, c'est la Zlabya de ses pensées.
Chekib a de quoi leur payer un kebab à tous les deux. Et partager un thé à la menthe avec, peut-être, une pâtisserie au miel. C'est bien mignon, mais c'est pauvre.
Il atteint Saint-Michel, c'est jour de marché. C'est aussi là que la belle habite. Trouver, vite.
Il y a de beaux keffiehs, pourpre, doré, bleu nuit ; non, elle a déjà. Un sac en cuir de chameau ou en macramé ; non, elle a déjà. Une housse de portable ; faut pas déconner non plus.
Une affichette au coin d'un réverbère lui fait brusquement de l'œil. De la taille d'un flyer, sûrement un flyer d'ailleurs, collé là par deux bouts de scotch.
« Venez vivre le rêve d'Icare », ça dit.
Un saut en parachute. Prix abordable, et puis ils font peut-être crédit.
Survoler la Gironde, tout voir de là-haut, les vignes, la Bourse, Pey Berland. Le stade Chaban-Delmas où Chekib va parfois. L'immeuble de Zlabya.
Il y a un numéro de téléphone.

- - -

Face à son four Zlabya surveille les pâtisseries qui seront bientôt prêtes : cornes de gazelle, birouates, makrouts, baklavas, sablés à la pistache et bien sûr zlabias.
Dix-sept heures quarante, les premiers invités ne devraient plus tarder à présent, vingt minutes à peine.
Zlabya se regarde une dernière fois dans le miroir, prend une inspiration profonde. Juré sur la main de Fatimah qu'elle porte au cou, la prochaine fois qu'elle regardera ce miroir, c'est une vraie femme qu'elle y verra.
On sonne à la porte. Vite, vite, et puis c'est peut-être lui ? Si c'était lui ? Vite, re-lisser une énième fois sa robe, passer un doigt mouillé sur le sourcil.
Ouvrir...
« Salut », dit Chekib.
« Euh... salut », répond Zlabya.
« Bon anniversaire ».
« Ouais, merci ».
Silence, embarras. « Faut que je me lance », se dit l'un, « Qu'est-ce qu'il me veut ? » se dit l'autre.
« Bon... alors ? »
Zlabya hésite à le laisser entrer, hésite à le regarder.
« Non, ne me prive pas te ton regard vanille... »
« Hein, qu'est-ce que t'as dit ? »
« Heu, rien, rien ! » Merde, se dit Chekib. Maintenant il faut : « Tiens, je voulais t'offrir ça ».
Il tend le flyer.
« Euh... ah, ok, merci, mais... m'offrir ça ? »
Chekib déglutit. Songe aux mots poétiques parlant de plumes d'hirondelles et d'ailes de papillon qu'il est désormais incapable de dire.
« Oui, voler, glisser dans le ciel, toi, avec toi, toi et moi... »
Si Zlabya s'était attendu à ça.
« Tu m'embrouilles... Voler... Comment ça toi et moi ? C'est quoi ce toi et moi ? »
« Eh bien, je... »
La langue de Chekib reste nouée, comme une mouette emmazoutée.
« Désolée, je... Tout cela est si précipité... C'est complètement fou ! Voler, avec toi, mais, je, enfin c'est dingue... J'attends du monde, désolée. Bye. »
Zlabya referme la porte. Pourquoi cette scène venait-elle d'avoir lieu ?
Chekib ne dit mot. Intérieurement, il pleure de rage. Pourquoi n'a-t-il rien pu lui dire ? Exprimer la flamme qu'avaient fait naître en lui ces yeux de braise au parfum de vanille ? Rien, soufflé, comme un coup de vent, une lance à incendie.
Il regarde son portable, relit le texto du type du rêve d'Icare qui confirme un saut pour deux le lendemain matin.
Il n'a pas le courage.

- - -

Les petits gâteaux de Zlabya font le bonheur de tous, en retour ses amies l'ont gâtée comme une reine d'Égypte. Le thé à la menthe et le Boulaouane coulent à flots, le narguilé du cousin Ahmed embaume la rose et le raisin. C'est une fête réussie.
On se décide à danser, baptiser la nouvelle chaîne hi-fi fraîchement déballée.
Un ami d'une pote de Zlabya l'invite à danser. Il est grand, il est brun, il a un parfum Lacoste et un jean Teddy Smith, il a dit à Zlabya qu'il adorait ses yeux vert amande.
« C'est lui ! » elle se dit.
Ce soir, Zlabya veut donner tout.

- - -

« Vous êtes tout seul, finalement ? » dit le type à Chekib.
« Oui ».
Il a la bouche serrée, les pupilles cernées, les cheveux à peine rescapés d'une bataille perdue, un bleu sur la joue gauche auto-infligé. Chekib a crevé de l'intérieur, cette nuit.
« Bon, c'est pas grave, on va vous équiper. »
Chekib monte en altitude, le corps de plume, l'esprit de plomb.
Comme une goutte d'eau qui s'évapore et n'attend que de se condenser pour retomber comme une flèche.
Le moniteur remontre les gestes, vérifie le parachute.
« Allez mon bonhomme, c'est parti ! »
Go.
Chekib fend la bise, promène sa vue sur la Garonne, sur le port de la Lune. La place Saint-Michel qu'il aime tant. Zlabya.
Chekib tombe, tombe, tombe, le vide se creuse en lui.
« Je vole... »

- - -

Zlabya a le corps encore tout frémissant.
Ses yeux qui peinent à éclore parcourent la couette. Elle regarde le sang qu'elle a perdu cette nuit, mêlé à la sueur et au foutre.
Elle regarde l'homme endormi à côté d'elle, se demande si elle est amoureuse.
Dans le jean Teddy Smith, au pied du lit, un portable vibre. L'homme ne bouge pas, Zlabya risque un œil.
Un message. Les quelques mots sont signés « chérie ».
En silence, Zlabya pleure.

20 oct. 2010

Bill, bulles, calva, tabarnac'

Exercice live (le temps d'une soirée) sur VosEcrits.com
Thème : "gaz", contraintes : 5 apocopes, 5 aphérèses


- Tabarnac'... 'chier, maudite marde !

- Oh ça va, hé ! Restez poli nom de Dieu !

- Toi ta yeule, osti !



Bill a bu. Beaucoup. Bill cuve des bulles.

Il se sent sale. D'ailleurs il est sale. Ah, maudite minette, que ne lui aurais-tu au moins laissé prendre une douche avant de le flanquer à la porte !
Bill ne sait pas ce qu'il désire le plus : un triple calva ou un bon bain chaud ? Un bain avec un calva, peut-être ? Une mousse savon Le Chat et dedans sa minette en prime, une bouteille dans chaque main ?
- Ah, la salope ! pensa Bill.
D'ailleurs sa pensée était un peu bête, si elle ne l'avait pas sacré dehors il n'aurait pas besoin de calva. Mais on est toujours un peu bête quand on a bu trop de calva, et du mauvais en plus, pas du calva normand, mais une parodie de viticulture ricaine, à l'appellation trafiquée autant que le liquide. C'est pas toujours évident de savourer un bon alcool français dans un bouge canadien.
Enfin je suppose, je ne suis jamais allé au Canada. Si c'est pour voir Bill dans cet état, ça vaut pas le coup.



La porte s'ouvre. Avec fracas : coup de pied. Un grand type ventru des bras entre avec une démarche de cowboy.

- Dis donc, blanc bec, c'est toi qui calisse ma blonde ?
Sa blonde ? Tout s'explique : la minette rôde après deux matous. Et donc, ça sent le gaz. Mais la tête de Bill est enfoncée trop profondément dans son cul pour capter.
- Eh dis donc, toi le gros niaiseux, 'stu crois ? T'crois t'm'fais peur ?
- Écoute tête de pioche, je te laisse deux secondes pour t'excuser ou je m'en vais te fesser à gros coups de jambon.
Disant ça, le type secouait vigoureusement le gras de ses bras.
Bill, dans un élan d'anti-lucidité parfaite, se rue alors sur l'homme et, d'une façon aussi improvisée qu'inadaptée, lui saute dessus comme si le simple fait de sauter allait faire de lui un champion du monde de boxe toutes catégories. Et puis sauter ça secoue, Bill s'accroche maladroitement au cou gras du gars, son estomac fait un aller-retour, il réprime un hoquet nauséeux, finalement c'est par derrière que ça sort.
- Ma parole, mais il m'a pété à la yeule ce p'tit crisse ! J'vais te faire avaler le lino moi, tu vas voir !



Bill ne voit plus rien. Il a mal a une dent, n'est pas sûr qu'elle est encore là. Tanné, le gros type a pris l'objet le plus proche, sur le bar : la bouteille de Bill. Il frappe trois coups : triple calva. Chicane, la bouteille se brise, Bill a du verre dans l'oreille, il n'entend pas le tavernier qui peste, le gros type qui éructe, une mémé qui hurle au scandale. Pogné. Il regarde autour de lui, le gros type a des santiags écarlates aux pieds, les pieds de table sont en plastoc.
Comme cette vie, c'est du toc.
Et tant pis pour le bain.