5 sept. 2009

Borka

C’est l’histoire d’un petit garçon…
Une fable, en fait.
Qui s’appelait Borka, et qui avait une bicyclette rouge.
Blondinet, pommettes roses et nez en trompette, l’œil vif et avide d’agitation d’un gamin de cinq ans - d’ailleurs, il avait cinq ans, - Borka était tout fier de son beau vélo rouge, tout clinquant, tout pétulant, qui réfléchissait la lumière du soleil quand celle-ci s’approchait d’un peu trop près. Oui, Borka aimait son vélo rouge comme il aurait aimé son frère, s’il en avait eu un.

Mais un jour, un jour tout à fait ordinaire, banal comme sauce tomate sur pizza, Borka se réveillant, baillant, s’étirant, se levant tant bien que mal, à l’identique de la veille, filant à la cuisine avaler son bol de chocolat, ce jour-là donc, il n’avait pas très faim, et le chocolat resta au fond du bol.
Il voulait voir le vélo. Sans savoir pourquoi. Là, comme ça, soudainement.
Il se rendit dare-dare au garage et… stupeur, il n’y avait qu’une bicyclette rouge.
Elle n’était plus belle, seulement rouge et bicyclette.
Il eut beau chercher partout, fouiller par ci, gratter par là, soulever un tapis, retourner une armoire et, bien sûr, secouer l’engin dans tous les sens, le « belle » s’était comme volatilisé.

Comme tout gamin de cinq ans qui se respecte, Borka commença par pleurer.
Ça soulage, parait-il.
Puis il eut une idée. Puisque son vélo n’avait plus sa beauté, il allait la lui rendre par tous les moyens.
Le guidon, d’abord. Aucune esthétique, ces poignées en caoutchouc, manque de couleur, de forme, de classe.
- Allez, au boulot !
Qu’il rugit, le gamin.
Il y eut d’abord, enroulées autour, des feuilles de papier multicolores décorées au feutre. Puis vinrent des fils jaunes, oranges et bleus, noués en guirlande de part et d’autre du cadre. En parlant de guirlandes, celles du sapin de Noël s’ajustèrent à la courroie, clignotant au rythme d’une dynamo trouvée par hasard dans un tiroir.
Ce n’était que le début.
La selle, minable triangle aux bords arrondis, Borka y fixa un coussin en patchwork, avant d’opter pour un motif peau de vache, blanc ocellé de noir mais l’odeur en moins.
Tiens, l’odeur. Le petit sapin en carton suspendu au rétro de la voiture de maman, senteurs des forêts canadiennes et tout le tralala, le voilà juché à la proue du vaisseau, telle une sirène en bois ou une tête de drakkar, paré à guider l’embarcation au gré des quatre vents.
Pour eux, Borka bricola une hélice, puis un cerf-volant avec un drapeau de pirate. Il s’imaginait déjà trônant sur son navire, bandeau sur l’œil et sabre en main.
- Barre à tribord, moussaillons, cap sur la caisse à outils !
De la lumière, de la couleur, encore et toujours plus, fantaisie et panache se doivent d’aller de pair.
La roue arrière, telle un dernier wagon, se vit surmontée d’un lampion chinois, posé sur des plumes de paon sensées masquer le garde-boue. Ce dernier eut beau rechigner, son voisin de devant lui donnait une belle réplique, coiffé qu’il était de frous-frous et de dentelles, arborant dignement son allure french cancan, saluant le badaud hasardeux pour peu que le vent soit joueur.

Et puis il y eut une paire d’ailes, une queue de castor en coton, les stickers phosphorescents d’un paquet de lessive, un siège passager pour nounours, un gyrophare et une civière, un repose-tétine et une boîte à mitaines, un harmonica et trois coquillages, deux cannes à pêche fixées en croix pour une reconversion dans la mâture, faisant flotter de grands napperons blancs et mauves; et puis des cordes, du parmesan, un tourne-disques, un portrait de Louis XI...

Ce ne fut qu’après avoir couronné le tout d’un cactus nain que Borka estima son ouvrage achevé. Il recula de quelques pas pour contempler l’ensemble.
Drame et stupeur.
Son vélo ne ressemblait plus du tout à un vélo. En fait, il ne ressemblait à rien du tout.
De la belle bicyclette rouge, il ne restait que le rouge, et encore: entre les plumes, la dentelle, la ficelle et les autocollants, le rouge se faisait bien discret.
- Qu’est-ce que j’ai fait ?!
Le cri de détresse, tout en trémolos.
Borka était triste, son élan d’artisan inspiré s’était avéré un bien beau fiasco.
En plus, il ne pouvait même plus faire de vélo: il avait orné les pédales d’abat-jour en porcelaine.
- Maman va être furax…
Fessée parentale à la moindre casse, doublement puni.
Désemparé, de nouvelles larmes perlèrent, plus nombreuses.

Et puis un souvenir.
Son grand-père lui avait un jour parlé d’une vieille dame qui vivait sur une colline à une demi lieue d’ici. Pas la porte à côté pour un petit garçon à pieds, mais d’après son grand-père, si un jour il se trouvait confronté à un problème insoluble, c’était chez elle qu’il trouverait le meilleur conseil.
D’aucuns, semble-t-il, la disaient un peu fée, mais cela n’a guère d’importance.
Arrivé là-bas, Borka fut étonné de la simplicité de la demeure, qui n’était qu’une modeste cabane, avec une seule porte et une seule fenêtre. Mais aux alentours, de l’herbe sauvage et des bosquets. Quel calme.
Mais la plus forte impression se fit lorsque la dame ouvrit.
C’était une de ces femmes de pierre précieuse: peau d’ébène, cheveux d’argents, yeux proches de l’améthyste, et aucune ride ne parvenait à ternir sa beauté. Sobrement vêtue d’une robe en lin, elle avait l’élégance des plus dignes reines de contes de fée, et même les surpassait tant elle semblait à la fois naturelle et irréelle.
Pour Borka, elle fut comme une apparition, un ange sans âge, immortel.
Nul doute que son grand-père l’avait aimée.

- Bonjour madame.
- Entre, mon enfant.
- Je m’appelle Borka et j’ai un problème.
- Pourquoi venir me voir, tes parents ne peuvent pas t’aider ?
- C’est mon papy qui m’a dit.

Elle considéra brièvement le faciès juvénile, lui rajouta quelques ans, forcit ces traits et changea les cheveux de paille en mousse brune, et se souvint de cet homme qu’elle avait connu quelques décennies plus tôt.

- Montre-moi, répondit-elle simplement.

Il repartirent donc en sens inverse. Le garçonnet montrait le chemin, mais semblait plus suivre la vieille femme que la guider. D’ailleurs, il ne parvenait pas à en détacher les yeux. Ils ne parlèrent pas, mais Borka n’en ressentit aucun malaise.

- Voilà, c’est ici, dit-il en montrant la porte du garage.

Elle entra, prit connaissance de la situation, et répondit, toujours aussi simplement :

- Attends-moi ici.

Il la laissa donc seule avec son engin à pédales et cerf-volant.
Mais tout docile qu’il pouvait être lorsqu’elle était à côté, maintenant qu’elle avait disparu…
Après un laps de temps indéterminé, passé à creuser une tranchée avec le Caporal Nounours, destinée à devenir un circuit à billes, Borka se décida finalement à voir ce qu’il était advenu de son vélo.
Elle l’attendait au devant.

- J’ai fini, elle dit.

Une bise légère déposée sur le front du petit, et elle était repartie dans un mouvement de robe, comme un courant d’air.
Une fois la dame perdue de vue, Borka se précipita dans le garage, et y trouva le fruit d’un travail de fée.
Il y avait une bicyclette rouge, la plus belle du monde.